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Dis-moi qui tu es

La tâche qui nous attendait était d’envergure. Des bouquins contenant des inscriptions elfiques, il y en avait des dizaines dans la bibliothèque de ma maison, et je ne pensais pas les avoir tous mis à jour. Outre le nombre de livres à découvrir et de textes à traduire, une autre difficulté consistait à remettre toutes ces écritures dans un ordre chronologique. Bref, nous étions loin de connaitre tous les secrets de mes parents et de ceux de Lucas. Je ne savais pas très bien par où commencer, et Alaël m’avait expliqué qu’elle avait appris la langue mais qu’elle ne parlait que peu souvent. En effet, sa mère étant parfaitement humaine, ils parlaient notre langue chez elle. Elle ne pratiquait l’elfique que lorsqu’elle était seule avec son père ou prenait des nouvelles des elfes qu’elle connaissait là-bas. Traduire des textes entiers allait donc lui prendre énormément de temps.

Cependant, nous avions rapidement découvert qu’il s’agissait plus de conversations que de textes proprement dit. L’un des protagonistes était assurément l’un de mes parents, mais qui était l’autre ? Y en avait-il plusieurs ? Est-ce que mes deux parents étaient au courant de ces écritures, ou seul mon père en avait connaissance ? Car c’était lui qui, quelques années plus tôt, m’avait très clairement interdit de fouiller dans les livres.

Honnêtement, je n’avais pas le cran de demander à ma mère si elle savait. Je ne voulais pas risquer de lui apprendre que son mari lui avait caché des choses si elle n’était pas au courant. Surtout pas dans son état. Car sa grossesse avançait et la naissance était proche, à présent.

Plusieurs mois s’étaient en effet écoulés depuis qu’Alaël m’avait appris que les textes étaient en elfique. Plusieurs mois pendant lesquels elle n’avait pas arrêté de plancher dessus. La pauvre, elle y passait un temps monstre, et cela me faisait parfois culpabiliser. On passait beaucoup moins de temps ensemble par conséquent, car je ne pouvais lui être d’aucune utilité et ma présence ne lui aurait que fait perdre du temps.

Je me sentais seule. Ysaline ne m’avait toujours pas reparlé et je n’avais pas fait le premier pas non plus. Lucas et moi continuions à nous voir lors de nos séances de sport, mais au lycée c’est à peine si on échangeait trois mots. Xavier préparait ses examens finaux car la fin de l’année scolaire approchait et n’avait plus vraiment de temps à me consacrer… et je n’insistais pas, sachant qu’après cet été, nous ne nous verrions plus. Quant à Alaël, elle était occupée, dès qu’elle avait du temps libre, entre les cours, nos propres examens et les traductions des livres.

Heureusement, la naissance du bébé vint égayer un peu cette fin d’année. J’allais entrer en terminale l’année prochaine et j’aurais du pain sur la planche comme tous les autres de mon âge. Mais j’avais tout l’été devant moi pour profiter de ma petite sœur. Eh oui, c’était une fille ! Mes parents avaient décidé de l’appeler Emanuella, un prénom que je trouvais un peu long mais plutôt joli. Sa petite bouille m’enchantait chaque jour et me faisait un peu oublier les soucis qui m’occupaient l’esprit sans arrêt. Pour dire la vérité, j’en étais totalement amoureuse, et n’ayant plus beaucoup d’amis avec qui passer du temps, je le passais avec elle, pour le plus grand plaisir de mes parents. Ils étaient vraiment heureux de me voir me réjouir de la venue de la petite dernière. Chaque jour qui passait me faisait découvrir à quel point elle pouvait me ressembler. A tel point que c’en était parfois troublant. Mais je l’aimais, c’était tout ce qui importait.

Doucement, les épreuves finales de l’année arrivèrent. J’avais largement eu le temps de réviser comme il le fallait pour que tout se passe sans problème. J’avais eu un peu peur pour l’épreuve de français, mais au vu des questions, je savais que j’y étais arrivée. Tout cela me paraissait exister dans un autre monde. Je vivais cela comme si je me regardais faire de l’extérieur. Depuis la conversation avec mes parents, ma vie me semblait différente. Seule Emanuella me ramenait sur terre. Et mes séances de rapport avec Alaël, qui m’expliquait chaque semaine son avancement dans la traduction.

- J’ai l’impression qu’un elfe est impliqué dans la conversation, me dit-elle alors que nous étions en vacances d’été depuis quelques jours seulement, en attente des résultats.

- Pourquoi ça ? demandai-je, curieuse.

- Parce qu’une partie de la conversation est beaucoup plus… disons que le langage utilisé est plus officiel que l’autre partie. Comme si un elfe connaissant parfaitement la langue s’entretenait avec quelqu’un qui l’avait apprise plus tard.

- Mes parents et un elfe ?

- Peut-être… je ne suis pas certaine, c’est l’impression que j’ai en lisant et en traduisant, me répondit-elle en se penchant sur un des livres.

- Tu as obtenu des informations sur ce dont ils parlaient ?

- Pas encore. Le livre sur lequel j’ai commencé à travailler ne semble pas contenir beaucoup d’informations cruciales. Et il y a des mots que je ne comprends pas très bien… ça rend la compréhension générale difficile.

- Tu ne pourrais pas demander à ton père de t’aider ? m’enquis-je timidement.

Je savais Alaël à cran sur le sujet, mais qui ne tente rien n’a rien.

- Non, c’est hors de question Naëlle ! Mon père ne peut pas être mêlé à cette histoire, en tout cas pas tant qu’on ne sait pas de quoi il s’agit ! Tu imagines, s’il s’agit d’actes criminels ou je ne sais quoi d’autre ? Il pourrait être pris pour trahison… ou pire !

- De toute façon, son peuple le croit déjà traitre… tentai-je en vain.

- Justement ! Je refuse d’aggraver son cas. Je te rappelle qu’il est accusé à tort… je ne voudrais pas leur donner raison.

- Tu dis sans doute vrai… mais c’est tellement long !

- Je suis désolée, je fais du plus vite que je peux, me dit-elle avec un air triste et déçu.

- Oh non, je ne voulais pas dire que tu n’allais pas assez vite ! Simplement… il y a beaucoup de livres, je ne comprends pas le sens de tout ça !

- Et si tu demandais tout simplement à tes parents ? Ça nous ferait peut-être gagner beaucoup de temps ! dit-elle en se redressant, pleine d’espoir.

Pourtant, elle savait que je refusais moi aussi de leur en parler. A ma mère, il en était hors de question, je ne voulais pas trahir mon père en cas de mensonges entre eux.

Quant à ce dernier… je n’osais pas. Peut-être avais-je peur de savoir ? Ou peur qu’il ne refuse de m’aider… Pourtant, elle avait raison, il allait falloir que je m’en charge. Je soupirai longuement.

- A mère, c’est non. Mon père… j’ai peur en fait.

- Je sais, me répondit Alaël. Et je comprends tout à fait. Mais si nous voulons avancer… je ne sais pas toi, mais moi ça commence à me peser tout ça. Pas que je ne veux plus m’y consacrer, mais cette histoire est tellement énorme, c’est lourd à porter. Soit on en apprend plus, soit on va tous péter une case pour notre terminale !

- Tu as raison, il faut qu’on avance… Mais tout ça c’est… tu te rends compte, on est en train de parler de notre terminale tout en essayant de découvrir des secrets de fées, de vampires et de je ne sais quoi d’autre !

Alaël me regarda un instant, interdite. Puis elle finit par éclater de rire.

- Oh mon dieu ! dit-elle en ne parvenant pas à se reprendre.

Je la regardai surprise un instant. Puis je finis par rire moi aussi. C’est vrai, c’était complètement dingue, cette situation si irréelle ! Rire nous faisait du bien, je crois qu’on n’avait plus ri comme ça depuis des mois et c’était apaisant. On ne put cesser qu’après plusieurs minutes. Essoufflées, nous nous regardâmes un instant.

- Ce que ça fait du bien !

- Oui ! répondis-je. Tu sais quoi ? Arrêtons tout ça pour l’instant. Allez, on fait une pause ! Et si on allait à la plage pour le reste de l’après-midi ? On pourrait faire un pic-nic là-bas et parler des garçons et des vacances et…

- Super idée ! me lança Alaël, manifestement soulagée de pouvoir laisser les fées et leurs textes pendant une soirée.

Je repassai chez moi en sa compagnie pour prendre mon maillot, vu que le temps était magnifique et on partit sur la plage, longeant l’eau pour s’éloigner de chez moi, étant donné que ma maison la bordait. Je n’avais pas envie d’être espionnée par ma mère ni de penser à ce qui se cachait sous ce toit pour l’instant. Alaël et moi avions besoin de vacances, par rapport au lycée et par rapport au secret que nous tentions de découvrir.

- Alors, comment ça se passe avec Thomas… ? lui demandai-je lorsque nous furent installées.

- Ça se passait bien, mais je n’ai pas eu beaucoup de temps à lui consacrer avec les livres et tout ça… du coup, il sort avec une autre.

- Quoi ? Mais… ! Pourquoi tu ne m’as rien dit ? Pourquoi tu ne lui as pas consacré le temps que tu voulais ??

J’étais vraiment passée à côté de beaucoup de choses, ces temps-ci !

- Parce que je sais combien tout cela est important pour toi Naëlle et honnêtement, ça l’est pour moi aussi. Mon père est impliqué dans cette histoire d’une manière ou d’une autre, son peuple… Je veux savoir aussi.

- Oui mais pas au point de t’oublier toi ! dis-je, tout à coup horriblement coupable. Je suis vraiment désolée Alaël, tout ça c’est ma faute !

- Mais non !

- Si ! Je veux que tu ailles lui parler et lui dire que tu es désolée et que tu as du temps à lui consacrer. Avec qui il sort, d’abord ?!

- Avec Lisa.

- Lisa ! Non mais… cette fille sort avec tout ce qui bouge, ça ne durera pas !

- Je ne sais pas… Ysaline m’a dit qu’ils…

- Ysa ? Qu’est-ce qu’elle vient faire dans cette histoire ?

- Lisa et elle sont très copines maintenant tu sais.

- Je les ai vues quelques fois ensemble oui mais… je ne pensais pas qu’elles s’entendaient bien.

- Depuis qu’Ysa et toi ne vous parlez plus, il a bien fallu qu’elle se trouve de nouvelles amies.

- Et toi alors ? lui demandai-je.

- Je passe plus de temps avec toi qu’avec elle tu sais.

Je soupirai. C’était vrai. Je me sentais vraiment coupable de tout ça.

- Tu penses que je devrais parler à Ysaline ? demandai-je.

- Je ne sais pas Naëlle.

- Tu es au courant de ce qu’elle pense de moi, n’est-ce pas ?

- Lucas m’en a parlé, oui.

- Lucas ?

Je n’avais pas spécialement envie de parler de lui avec Alaël mais c’était curieux qu’il ait parlé de ça avec elle.

- Oui, me répondit-elle. Il n’aime pas que vous soyez en froid. Et il s’inquiète pour toi.

- S’inquiéter ? Mais de quoi ?

- Il voit bien que tout ça te travaille et que tu te sens seule depuis quelques temps. On le voit tous !

- Mais je ne suis pas plus à plaindre que n’importe qui d’autre ! Est-ce que je me suis plaint ?

- Non. Ce n’est pas ce que je voulais dire.

Je ne voulais pas savoir ce qu’elle voulait dire.

- Lucas a envie d’être plus proche de toi, poursuivit-elle néanmoins.

- Il ne…

- Il me l’a dit, Naëlle, me coupa-t-elle. Il est prêt à quitter Ysaline pour toi.

Effarée, je la regardai.

- Quoi ?! Mais… non !

- Est-ce que tu es amoureuse de lui, toi aussi ? Parce que si vous faites ça, il faut que ça en vaille le coup… je ne sais déjà pas si Ysa vous le pardonnerait un jour.

- Mais il n’est pas question que je me mette avec Lucas !

- Tu ne l’aimes pas alors ?

- Si ! Comme un ami ! C’est tout !

- Vraiment ? me demanda-t-elle en m’observant attentivement.

- Oui ! Lucas est comme… un frère pour moi, rien de plus !

Je vis clairement son air sceptique sur le visage.

Et je ne savais pas si elle avait raison ou tort. Mes sentiments envers Lucas étaient en réalité partagés. Entre une amitié forte et sincère, gravée en nous depuis plusieurs années, et des sentiments plus confus, une sorte d’attirance physique que j’avais du mal à réfréner quand j’étais en sa présence, même si je ne lui en avais jamais rien laissé voir. En réalité, je craignais de penser à cela car je ne voulais pas gâcher notre amitié, ni celle avec Ysaline. Mais si j’étais honnête avec moi-même, je savais que mon amitié avec Ysaline n’existait plus. C’était donc simplement celle que j’avais pour Lucas qui me retenait. Et si nous n’étions pas faits pour être en couple ? Si ça ne marchait pas ? Je ne pouvais pas me passer de lui dans ma vie, il était donc hors de question que je mette notre amitié en péril.

- Tu sais, tu peux tout me dire à moi… je ne lui en parlerai pas, me dit doucement Alaël, me sortant de ma rêverie.

J’hésitai un instant, puis je lui confiai ce que j’avais dans la tête.

- Je comprends, me dit-elle. C’est pas facile de transformer une amitié en autre chose sans que ça ne change tout… ou en tout cas pas trop.

- Je ne suis pas assez sûre de ce que je ressens pour lui en parler, en tout cas.

- Alors attends.

- Oui. Je sais que… j’ai bien vu qu’il se rapprochait de moi mais quand je lui en ai parlé, il s’est braqué !

- Tu sais, ça lui fait peur à lui aussi…

- Tout ça, c’est trop compliqué avant même que ça ait commencé ! Je préfère qu’on soit amis !

- Comme tu voudras… me dit-elle avec un petit sourire, comme si elle savait que nous ne nous en tiendrions jamais là.

- Alaël la sage !

Elle rit.

- Mais Alaël va devoir faire preuve de sagesse en ce qui la concerne aussi et aller voir Thomas ! dis-je en prenant un air autoritaire. Cette Lisa ne vaut pas un clou, elle n’a aucune chance. Dès que tu diras à Thomas que tu as fait une erreur, il la larguera comme une vieille chaussette, j’en suis sûre !

- J’espère… dit-elle en perdant son sourire.

- Mais oui… sinon je m’occupe d’elle !

Elle rit tristement. Je passai le reste de la soirée qui venait d’approcher à la soutenir et à l’encourager, lui faisant promettre qu’elle ne ferait plus passer mes lubies avant sa propre vie amoureuse.

De retour chez moi, je me sentais plus légère. L’air de rien, ça m’avait fait un bien fou de passer du temps avec mon amie, de penser à autre chose qu’à ces livres, ces fées et ces textes en elfique, et de me confier au sujet de Lucas. Je n’avais pas beaucoup avancé concernant ce dernier, toujours décidée à ne rester que son amie, mais au moins je savais que je pouvais parler à quelqu’un qui j’en avais besoin. Alaël était une amie précieuse.

Néanmoins, il fallait que les bonnes choses prennent fin. Il était temps que je prenne mon courage à deux mains et que j’aille parler à mon père. J’en avais les doigts qui tremblaient sans savoir exactement pourquoi, mais il le fallait. Cela nous prendrait trop de temps d’avancer simplement par nous-mêmes, et s’il y avait une chance pour que quelqu’un nous aide, il fallait la saisir. Je ne savais pas si mon père allait me confier quoi que ce soit, mais ça valait la peine d’essayer.

Tandis qu’il était installé au bureau, occupé sur l’ordinateur, je m’approchai.

- Papa ?

- Naëlle ! Ça va ma puce ?

- Oui… j’aimerais te demander quelque chose.

- Dis-moi.

Je marquai une pause, hésitant.

- C’est quoi, toutes ces écritures dans les bouquins de la bibliothèque ?

J’avais oublié que je n’étais pas censée y aller… je venais tout simplement de me vendre toute seule à mon père.

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