L'objet de tous les désirs
Mon père me regarda un instant, comme hésitant sur la réponse qu’il allait me donner. Impatiente, je fis les cents pas avant qu’il ne se lève et que nous allions dans le salon. Je le regardai dans les yeux. Je savais que je m’étais trahie en lui demandant ce que signifiaient les écritures dans les livres mais j’avais soudain le sentiment que mon père n’allait pas du tout me gronder d’avoir transgressé les règles qu’il avait lui-même établies. Je crus même voir dans ses yeux l’ombre de la fierté.
- Je me demandais quand tu allais me le demander ! finit-il par dire.
Surprise, je continuai à le fixer, le regard hébété.
- Tu croyais sans doute que nous n’avions pas remarqué, ta mère et moi, que des livres manquaient ? Qu’ils n’étaient pas toujours remis à la bonne place ou tels que nous les avions laissés ? me dit-il non sur un ton de reproche mais avec douceur.Je n’en croyais pas vraiment mes oreilles…
- Tu… vous… vous saviez que je fouillais dans les livres ?
- Bien sûr Naëlle ! Nous sommes peut-être de vieux parents grincheux à tes yeux, mais nous ne sommes pas si bêtes que nous en avons l’air, tu sais ?
- Mais pourquoi vous m’avez laissé faire alors que tu m’avais interdit d’y toucher ?!
- Si je t’ai interdit d’y toucher, c’est justement pour que tu y ailles. Rien de tel qu’une interdiction pour pousser quelqu’un à faire quelque chose.
- Pourquoi ? Pourquoi est-ce que vous vouliez que je fouille, que je découvre les écritures ?
- Parce que nous savons que tu es intelligente et curieuse et que nous voulions que tu découvres notre monde, ma Naëlle.
- Mais alors pourquoi ne pas me le montrer directement ? Je ne comprends pas !
- Tu étais plus jeune que nous ne l’imaginions quand tu as commencé à t’intéresser à tout cela… trop jeune pour tout comprendre et accepter. On pensait qu’on pouvait attendre l’âge que tu as maintenant mais tu as commencé à découvrir des choses trop vite… on a voulu gagner du temps. C’était notre meilleure façon de faire, on savait que si on essayait de faire comme si rien n’existait, cela serait devenu invivable, pour toi et pour nous. En te laissant faire ta petite enquête, on t’a donné de quoi satisfaire ta curiosité sans pour autant te balancer à la figure des choses que tu n’aurais pas comprises.
Mes parents me surprenaient de plus en plus et je me demandais jusqu’où ils étaient prêts à aller. Tout cela me semblait très tiré par les cheveux et j’avais l’impression qu’il y avait encore quelque chose qui n’était pas dit dans cette conversation. Mais il semblait que j’avais des parents joueurs et j’étais décidée à entrer dans la partie. Je finirais par découvrir le fin mot de l’histoire.
- Très bien, alors maintenant que je suis assez grande… c’est quoi ces écritures ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
- Ta mère et moi avons collaboré avec un elfe au moment où nous avons découvert que les parents de Lucas étaient des traitres. C’était notre moyen de communiquer avec lui.
- Un elfe ? Mais je croyais que tout ça était lié au monde des fées ?
- Ça l’est. Les elfes et les fées vivent ensemble dans le monde immortel. Le père d’Alaël est mi-elfe, mi-fée.
- Ah bon ?
- Ils partagent beaucoup, ils sont très semblables. Un peu comme des espèces cousines, si tu veux. Un peu comme deux races de chiens… autrement dit, les mêmes mais juste un peu différents en apparence.
- Donc, si je comprends bien, tous ces textes datent de plusieurs années, et vous n’en écrivez plus ?
- C’est ça.
- Et vous parlez l’elfique ?
- Disons qu’on connait quelques bases, oui…
- Mais pourquoi écrire dans ces livres ? Pourquoi ne pas parler directement ? Vous travailliez ensemble non ?
- Justement. Les parents de Lucas ne savaient pas encore qu’on les avait mis à jour, il nous fallait un moyen sûr de communiquer avec cet elfe qui collaborait pour sauver son monde.
- Eh ben…
- Tu as d’autres questions ?
- Je… non, je ne crois pas.
Bien sûr que j’en avais encore ! Des milliers ! Mais ayant le sentiment qu’il ne me disait pas tout, je préférais me taire. Il semblait qu’il y avait des choses que je devrais découvrir par moi-même si je ne voulais pas entendre d’autres mensonges de la part de mes parents. Car je savais, j’en étais certaine, qu’il ne me disait pas tout !Quoi qu’il en soit, j’avais une sérieuse piste, désormais. J’allais pouvoir en parler à Alaël et elle allait sans doute pouvoir avancer. Maintenant qu’on savait de quoi il s’agissait, il serait vraisemblablement plus facile de dégager l’essentiel du superflu dans ces textes.
J’abandonnai donc mon père à ses occupations pour me livrer aux miennes. Après un coup de fil à Alaël, je partis la rejoindre à la plage près de chez moi. Je devais lui raconter en personne ce que mon père m’avait révélé, et lui faire part de mes soupçons quant aux omissions que je suspectais.
- Tu crois qu’il ne te dit pas tout ?
- J’en suis sûre, répondis-je.
- Mais pourquoi ? Pourquoi te dire certaines choses et pas d’autres ?
- C’est encore une autre chose à découvrir… mais concentrons-nous sur les textes. Tu as avancé ?
- Pas vraiment… dit-elle en rougissant légèrement.
Je soutins son regard pour qu’elle m’en dise plus.
- J’étais avec Thomas hier soir… finit-elle par m’avouer, gênée.
- Oh ! Mais c’est génial ! Alors ? Raconte !!!
- Il a quitté Lisa pour être avec moi, depuis que je lui ai parlé… on s’est embrassés hier.
- YES ! Je le savais ! Je suis trop contente pour toi !! Dis-moi tout, je veux des détails !!
Je ne l’ai pas lâchée jusqu’à connaitre tous les détails de ce premier flirt et nous avons fini l’après-midi à parler garçons.
- Bon, revenons aux textes… finit-elle par dire pour changer un peu de sujet, tandis que je continuais à l’ennuyer.
- Ok ok ! Donc, je pense qu’il est clair qu’il y a deux voire trois personnes différentes qui écrivent, répondis-je. Je ne sais pas si ma mère y participait réellement ou si seul mon père écrivait, mais en tout cas elle est au courant.
- Pour moi il n’y en a que deux, donc ton père et cet elfe.
- Ok… ils doivent donc discuter des parents de Lucas et de la façon de les coincer…
- Il y a des parties de texte où ils en parlent, c’est vrai… mais le plus souvent, il y a un mot qui revient sans cesse, un mot que je n’arrive pas à traduire.
- Tu n’as aucune idée de ce que ça pourrait être ? C’est peut-être le nom d’une personne ?
- J’y ai pensé, me dit-elle, mais ça n’y ressemble pas. On dirait plutôt qu’ils parlent d’un objet.
- Un objet ?
- Oui, un truc qui semble vraiment important à leurs yeux, apparemment…
- C’est bizarre, mon père ne m’en a pas parlé. Il m’a seulement dit que c’était leur moyen de communiquer avec l’elfe pour pouvoir attraper les parents de Lucas.
Je réfléchissais à voix haute, prouvant que j’avais eu raison de douter de mon père quant au fait qu’il ne me disait pas tout.
- Maintenant que je sais qui parle, me dit Alaël, je pourrais peut-être mieux comprendre ces dialogues et je finirai par trouver de quel objet il s’agit. Au pire, je pourrai demander à mon père en prétextant que c’est un mot que j’ai lu dans un de nos livres.
- Bonne idée !
- Allez, au boulot, je rentre m’y mettre tout de suite !
- Tu veux que je t’accompagne ? On pourrait y réfléchir ensemble ?
- Si tu n’y vois pas d’inconvénient, je préfère m’y mettre seule, sinon je n’arriverai pas à me concentrer… je suis sûre que tu n’arrêteras pas de me parler de Thomas !
- Comme si c’était mon genre ! protestai-je en riant.
Alaël repartit donc chez elle et je pris le chemin de la maison.
Tout en marchant, mon cerveau tournait à cent à l’heure pour essayer de déterminer quel pourrait être cet objet qui semblait primordial dans les dialogues entre mon père et l’elfe qui l’avait aidé.
Mais j’avais beau tourner la question dans tous les sens, mes parents ne m’avaient jamais donné aucun indice à ce sujet. C’était une part du mystère qui restait tout à fait sombre et qu’on n’avait fait qu’effleurer aujourd’hui avec Alaël. Une question de plus, en somme.
Elles n’en finissaient pas. Tout se mélangeait dans ma tête. Tant de choses manquaient encore pour éclaircir ce mystère, et plus on avançait, plus de nouvelles questions venaient s’ajouter à la liste déjà bien longue de celles que je me posais depuis le début.
J’aurais simplement pu en parler à mon père, ou à ma mère, mais je savais d’instinct que je n’obtiendrais pas les réponses attendues. Ils semblaient déterminés à continuer ce petit jeu de piste que j’avais entamé il y a quelques années maintenant. D’ailleurs, il me l’avait avoué sans détour : depuis le début, il distillait les indices pour que je ne découvre pas trop vite la vérité. Mais pourquoi ? Certes, il avait prétexté que j’étais trop jeune pour découvrir tout cela, mais maintenant ? Quelle était la raison ?
C’est l’esprit ailleurs que j’atteignis la maison et je sursautai en rencontrant ma mère dans la cuisine, toute pimpante.
- Ah, te voilà ! Tu n’avais rien de prévu ce soir j’espère ? me demanda-t-elle.
- Hum… non, pourquoi ?
- Ton père m’a fait la surprise pour notre anniversaire de mariage, il m’emmène au restaurant. Tu peux rester pour ton frère et ta sœur ?
- Oui, pas de souci…
- Lucas a appelé.
- Ah bon ? dis-je avec plus de surprise que je ne l’aurais voulu dans la voix.
- Oui, il a essayé de te joindre sur ton portable mais n’y est pas parvenu. Je lui ai dit que tu étais de baby-sitting ce soir et qu’il pouvait passer. J’ai bien fait, j’espère ? me dit-elle avec un air que je trouvai un peu trop innocent.
- Euh… oui, oui, pas de problème…
- Bien ! Alors à tout à l’heure ? On ne rentrera pas trop tard !
- D’accord… amusez-vous bien ! dis-je en partant vers ma chambre.
Ma mère avait une fâcheuse tendance à vouloir me coller avec Lucas, une tendance que je n’appréciais pas étant donné qu’il était toujours avec Ysaline et que mes dilemmes étaient toujours les mêmes. Lucas et moi étions amis et je n’avais pas changé d’avis à ce sujet : je ne voulais pas que cela se dirige vers une autre direction.
L’inviter à la maison n’était donc pas une idée excellente à mon avis. J’espérais qu’il ne se méprendrait pas sur les intentions de cette soirée et je comptais bien sur mon frère pour nous tenir compagnie !
Une demi-heure plus tard, alors qu’Emanuella était déjà au lit, Lucas arriva. Je quittai la télé devant laquelle j’étais installée avec mon frère pour aller lui ouvrir.
- Salut ! dis-je, m’effaçant pour le laisser entrer.
- Ça va ? me demanda-t-il en pénétrant dans la maison.
- Oui et toi ?
- Bien ! Alors, du neuf depuis la dernière fois ?
Je lui avais expliqué qu’Alaël tentait de traduire les textes, bien sûr, mais je ne lui avais pas encore parlé de la conversation que j’avais eue avec mon père. C’était un peu délicat étant donné l’implication que ses parents avaient dans toute cette histoire.
Je préférais donc rester très vague et ne pas commencer à me lancer dans des mensonges que je ne maîtriserais plus.
- Non, pas tellement. Alaël bosse toujours sur les textes, mais pour l’instant, il n’y a rien qui puisse vraiment nous aider…
- Je vois. La pauvre, quel boulot !
- Je sais, j’aimerais pouvoir l’aider mais… je ne connais pas vraiment l’elfique !
- Oui on ne peut pas faire grand-chose !
- Ça ne l’a pas empêchée de fricoter avec Thomas, dis-je en riant, mais regrettant immédiatement d’avoir lancé un tel sujet.
- Ah bon ? Raconte !
- Elle lui a expliqué pourquoi elle avait été un peu distante, sans tout lui raconter évidemment, du coup il a plaqué Lisa et ils sont enfin ensemble !
- C’est super ! C’est un chouette gars et c’est vrai qu’il en pinçait vachement pour elle…
- Tant mieux oui, ils vont bien ensemble.
Un silence gênant s’imposa et je me dirigeai donc vers le salon pour rejoindre mon frère devant la télé.
- Tu as mangé ? demandai-je à Lucas.
- Non, et vous ? Salut Guillaume !
- Salut ! répondit ce dernier.
Vers le chapitre 11 →
- Non, on n’a pas encore mangé. Une pizza, ça vous dit ?
- Oh ouiiiii ! cria mon frère avec joie.
- Va pour une pizza ! lança Lucas en s’installant à côté de Guilaume.
- Bon, je commande alors.
Je m’éclipsai dans la cuisine pour appeler le livreur et y restai le plus longtemps possible pour éviter mon ami. J’étais mal à l’aise sans vraiment savoir pourquoi et cela m’ennuyait fortement. Nous avions toujours été de bons amis, Lucas et moi, et aucune gêne ne s’était jamais installée. Mais depuis que je savais ce qu’il semblait ressentir à mon égard, les choses n’étaient plus ce qu’elles étaient. Je regrettais que ça soit le cas alors même qu’il ne s’était rien passé entre nous. Etait-ce donc inévitable que notre relation soit changée même si nous n’étions qu’amis ? J’en voulais encore plus à Ysaline de ne plus être mon amie. Sa présence aurait allégé cette ambiance et réduit à néant toute gêne qui n’aurait pas lieu d’être…
Je sursautai quand Lucas me rejoignit dans la cuisine.
- Ça va ? Tu as pu commander ?
- Oui oui, c’est fait.
- Cool.
Nouveau silence.
- Alors… euh… comment va Ysaline ? lançai-je, ne sachant pas de quoi d’autre parler.
Il sembla se renfrogner un peu, sachant pertinemment que ce sujet était sensible.
- Elle va bien. Tu lui manques, comme d’habitude.
- Hmm. Rien de neuf sinon ?
- Non, rien de spécial, la routine tu sais…
- La routine ? C’est les vacances ! dis-je en riant.
- Oui c’est vrai… mais non, rien de spécial.
- Vous comptez partir un peu ?
Il fut interrompu par ma sonnerie de téléphone. C’était Alaël.
- Excuse-moi. Allô ?
- Naëlle, j’ai du nouveau !
- Ah ? Raconte ! dis-je en jetant un œil à Lucas qui ne perdait pas une miette de la conversation.
- Je ne sais toujours pas ce qu’est l’objet dont ils parlent sans cesse, mais je viens de découvrir que cet objet a été volé !
- Ah ? dis-je à nouveau en me retenant de répéter le mot important de sa phrase. Si Lucas m’entendait parler d’objet volé, il poserait des questions.
- Oui, et devine qui est l’auteur du vol ?
- Euh…
- Naëlle !
- Oui, je suis avec Lucas et mon frère, on va se manger une pizza… dis-je en mimant une conversation imaginaire.
- Ah, je vois ! Eh bien dans le mille, ce sont ses parents qui l’ont volé !
- Ok…
- Tu es vraiment nulle pour faire semblant d’avoir une autre conversation tu sais ? dit-elle en riant.
- Je fais ce que je peux, tu sais ?!
Je l’entendis rire à l’autre bout du fil.
- Je te raconterai tout ça demain. Soyez sages, les amoureux ! dit-elle avant de raccrocher.
- C’est ça oui… marmonnai-je.
Lucas me fixait, piqué par la curiosité.
- Alors, elle a du nouveau ? me demanda-t-il.
- Non, elle voulait savoir si je voulais faire quelque chose avec elle ce soir, mentis-je.
- Dommage… moi aussi j’aimerais bien savoir le fin fond de cette histoire !
Il ignorait combien, à mon avis, il préférait vraiment ne pas savoir… Quant à moi, je réalisais combien la vie de mes parents devait être difficile à force de garder tous ces mensonges des personnes auxquelles ils tenaient…